Le modèle de la « performance sans âme » sur lequel s’est bâti le 20ème siècle a fait long feu. L’un des problèmes majeurs de notre société est, sans nul doute, le manque de sens et l’évolution profonde de la valeur « travail ». La question de la spiritualité au travail continue de faire son nid dans les grandes écoles, comme la Harvard Business School et, dans le sillage des questions d’éthique et de bien-être au travail, le sujet est de plus en plus sollicité dans les congrès et forums professionnels. L’intention, non masquée, est de trouver des applications concrètes praticables, aujourd’hui, dans les organisations. Mais de quelle sorte de spiritualité parle-t-on?

La spiritualité et le travail sont-ils incompatibles ?

Lorsque j’évoque la spiritualité dans le domaine du travail, je m’amuse d’observer les réactions des gens. Certaines personnes font la moue et se demandent pourquoi je mélange ainsi la religion, qui serait liée à la sphère privée, et le travail, qui appartiendrait à une autre sphère, publique celle-là… Bien que spiritualité et religion soient, comme nous le verrons, deux choses différentes, je ne leur en donne pas moins l’impression de mélanger les torchons et les serviettes. 🙂 En plus, depuis que nos gouvernants ont affirmé que nous sommes en guerre contre le terrorisme issu de l’islam radical, il y a un légitime regain d’intérêt pour la question de la « laïcité à la française ». Du coup, le sentiment d’incompatibilité entre croyances privées et croyances publiques semble plus fort que jamais. Mais qu’en est-il vraiment?

Nous devons d’abord constater que la sphère privée n’est pas totalement hermétique à la sphère publique dont, en quelque sorte, cette dernière est issue. Fondamentalement, il me semble que c’est le fameux dilemme philosophique de l’unité dans la diversité qui se pose ici ou, si vous préférez l’angle social, c’est la question du « bien vivre ensemble ». En bref, dans le contexte du travail, formulons la question ainsi: comment nos points communs et nos différences peuvent-ils cohabiter? Le groupe prime-t-il sur l’individu ou l’individu prime-t-il sur le groupe? Un vrai casse-tête auquel on ne peut probablement apporter que des réponses d’ordre contextuelle 😉

Ceci dit, lorsqu’on cherche à favoriser le « bon » fonctionnement du groupe, on encourage le plus souvent l’individu à laisser à la porte ses opinions privées. La bonne intention consiste à éviter les conflits en élaborant une « culture » de groupe qui cherche à ménager les diverses sensibilités qui le composent. Mais cela ne se fait-il pas au détriment de l’individu? Car ce qui est essentiel – ce qui fait sens pour chacun selon sa culture, son éducation et son vécu – ne finit-il pas toujours par se glisser en dehors de la sphère privée? Et comment peut-on bien vivre son travail si, pour se plier à la culture du groupe, on n’a pas la possibilité d’y satisfaire pleinement ce qui fait sens à titre personnel?

Immédiatement une myriade de questions se posent. En voici un échantillon:

  • qui sont les gens et pourquoi travaillent-ils?
  • Comment la communauté professionnelle affecte-t-elle la personne que l’on devient? Et inversement?
  • Comment satisfaire la part « spirituelle » de tout individu tout en respectant la diversité des croyances et le besoin d’unité?
  • Que veut-on produire chez les gens en les traitant comme on le fait dans un contexte professionnel?
  • Un individu au travail est-il une « personne entière » ou juste une ressource de compétences utilisables à l’envie?

La possibilité de satisfaire ses propres valeurs (au sens des valeurs universelles telles que présentées dans les travaux de Shalom Schwartz) dans le travail me parait être un élément clef du bonheur au travail. Les valeurs sont, d’une part, les idéaux les plus élevés auxquels se greffent nos croyances à notre propre sujet, au sujet des autres et de la Vie en général. D’autre part, les valeurs sont les points d’appui à partir desquels nous agissons de sorte à respecter et valider tout ce en quoi nous croyons, tout en y trouvant du sens. Et cela comprend bien entendu cette activité incontournable qui s’exerce le plus souvent au sein d’un groupe et qui constitue une grande partie de notre vie: le travail.

Comment définir la spiritualité au travail ?

Dans notre recherche d’une définition, la question du sens m’apparait donc comme incontournable. Serait-elle liée à la notion de spiritualité? Le docteur Eli Somer a publié une étude dans la revue “Multiple Sclerosis”, démontrant qu’en temps de guerre, les personnes donnant du sens à leur vie développaient beaucoup moins de pathologies issues du stress comme les scléroses en plaques. Les travaux du psychiatre canadien Jean-Jacques Breton pointent pour leur part clairement le fait que, dans le monde de l’entreprise, la question du sens au travail est un facteur de protection contre le stress: ainsi, lorsque les salariés donnent du sens à leur vie et à leur activité professionnelle, les agressions psychologiques liées au travail ne seraient pas perçues avec beaucoup d’intensité.

Tiens, tiens, tiens… Parler de spiritualité au travail pourrait donc ne rien à voir avec le fait de se référer à une religion.

Notons à ce sujet que, étymologiquement, selon nombre d’exégètes, le mot religion signifierait « ce qui relie à Dieu et à lui seul » ainsi que l’idée de « recueillement ». Une religion aurait donc pour objet de relier ses fidèles à Dieu en leur fournissant le « mode d’emploi » – le cadre et les pratiques individuelles et de groupe – pour parvenir à se recueillir. Tout le monde sait qu’un des problèmes majeurs des religions, c’est leur immense force d’inertie, leur conservatisme, qui les rend souvent imperméables au changement. Elles sont les gardiennes publiques, plus ou moins pertinentes, des traditions collectives sur lesquelles nos cultures ont été fondées. Est-ce aussi le cas de la spiritualité?

Il semblerait que la « spiritualité » soit d’un autre ordre, plus intime, plus personnel encore que la religion. Rober Bellah, professeur émérite de sociologie à Berkeley décrit le terme « spiritualité » comme étant traditionnellement « un aspect de la vie religieuse ». Quoiqu’il en soit, poursuit-il, dans un usage récent, la spiritualité contraste d’avec la religion, ou ce qui est souvent appelé « l’institution religieuse », ce qui signifie une église, une communauté solidaire et durable. La spiritualité dans son nouveau sens est une activité privée et bien qu’elle puisse être suivie par un groupe de personnes de même opinion, elle n’est pas « institutionnelle » et n’implique pas l’appartenance à un groupe qui a des revendications sur ses membres. La messe est dite! 😉

D’autres chercheurs ont publié leurs tentatives de définir la « spiritualité au travail » avec plus ou moins de bonheur et sans consensus réel. Toute la question est en effet de savoir à quoi ressemble la spiritualité dans une organisation professionnelle? La recherche d’une compréhension globale partagée de la spiritualité et de sa place au travail suscite des débats sur la validité et la faisabilité d’une séparation entre le développement spirituel personnel et l’expérience religieuse. Ce qui réintroduit, en France, le problème de la laïcité, c’est-à-dire de la séparation de l’État et de l’Eglise et, par extension, des croyances privées et publiques. Nous nous différencions en effet des cultures dans lesquelles la tradition religieuse infuse tous les actes de la vie quotidienne. Certains affirment ainsi que les croyances personnelles sont trop versatiles pour être utilisées au travail. D’autres affirment au contraire que la vraie spiritualité n’existe que dans le cadre des relations avec une communauté – y compris professionnelle – et qu’il est difficile de séparer ses croyances personnelles de ce qui concerne une organisation…

Bref, on est pas sortis de l’auberge! 😀

Si l’on veut parvenir à proposer une définition de la spiritualité au travail, nous allons donc devoir nous pencher sur quelque chose de plus observable – pour ne pas dire « mesurable » – que des concepts ou des affirmations forcément teintées par les croyances individuelles de ceux qui les défendent. Nous allons essayer de répondre à la question: à quoi ressemble la spiritualité dans une organisation professionnelle?

Cela m’amène, en premier lieu, à constater deux choses :

  • Premièrement, on considère généralement que le monde du travail – construit autour des valeurs de la performance et du profit – serait impitoyable, mécanique et hiérarchique. Un monde où les comportements observables manqueraient de considération pour le « facteur humain », pourtant au coeur du travail. L’importance de redonner du sens au travail serait ainsi l’un des facteurs clés de la réussite des organisations du nouveau siècle.
  • Deuxièmement, les salariés auraient besoin de comprendre le sens et la portée de leurs actions afin de nourrir leur sentiment d’être utiles. Ce sentiment d’utilité, nourrit par la compréhension du sens de l’action individuelle dans l’entreprise, diminuerait le stress lié au travail, améliorait les relations entre collègue et, au final, la productivité.

Toute la question du sens pourrait donc se résumer à l’idée, pour un individu, de comprendre qu’elle est sa place – son rôle – au sein de « la grande image » et en quoi cette place est-elle utile à l’accomplissement d’un plus grand dessein? Ça commencerait presque à ressembler à de la spiritualité! 😉

Connaissez-vous l’histoire de Charles Plumb?

Lorsqu’on s’interroge sur la place de chacun dans la grande image du monde du travail et, au-delà, de la société, cette histoire peut être éclairante: Charles Plumb était pilote de l’armée américaine lorsque son avion fut abattu pendant la guerre du Vietnam. Obligé de s’éjecter, c’est en territoire ennemi qu’il atterrit. Il fut détenu pendant six années avant de rentrer au pays. Un soir, alors qu’il dînait dans un restaurant, un homme l’interpella et évoqua des détails précis de son histoire. Il savait que Charles Plumb opérait sur le porte-avion Kitty Hawk, que son avion avait été abattu lors de sa 76e mission, et il connaissait des détails qui intriguèrent Charles Plumb. L’homme lui demanda alors si son parachute s’était bien ouvert : ce dernier répondit par l’affirmative et ajouta que c’était grâce à son bon fonctionnement qu’il avait pu survivre. Or cet inconnu pliait les parachutes à bord du Kitty Hawk. Charles Plumb l’avait croisé des dizaines de fois, sans jamais voir en lui davantage qu’un ouvrier pliant des bouts de tissu, et sans jamais lui demander comment il allait. En fait, il ne l’avait jamais vraiment vu.

Depuis ce fameux soir où un inconnu l’interpella, Charles Plumb ne considéra plus cet ouvrier comme un simple plieur de tissu mais comme son sauveur. Il venait de prendre conscience de l’utilité du travail de chacun dans « la grande image ». La question pourrait donc sembler anodine, mais elle est réellement porteuse de sens: qui s’occupe de votre parachute? Une question que Charles Plumb pose désormais dans chacune de ses conférences et qui suggère de considérer le travail d’autrui à sa juste valeur. Elle met aussi en évidence le fait que le travail est porteur de bien-être lorsqu’il est utile à autrui ; si, toutefois, cette utilité est perceptible par celui qui travaille et dont c’est la tâche de plier des parachutes. 😉

Et c’est tout le problème: si le plieur de parachute du Kitty Hawk a pu finalement constater l’utilité et le sens de sa tâche lorsqu’il a découvert que son travail soigné avait permis de sauver la vie de Charles Plumb, qu’en est-il de l’ouvrier qui soude des pièces à longueur de journée dans une usine? 🙁 Lui dit-on, par exemple, que le soin apporté à son travail permet de réduire la mortalité sur la route en renforçant la résistance des véhicules qui contiennent les parties qu’il a soudées? Vous vous en doutez, généralement, la réponse est: « non ».

Difficile donc – pour ne pas dire impossible – de réunir ces deux mondes: celui du travail et du sens. Pas si sûr… 😉

L’émergence d’une spiritualité laïque…

Voilà une idée qui pourrait bien en choquer quelques-uns. Et pourtant: si toute la question du sens peut vraiment se résumer à l’idée, pour un individu, de comprendre qu’elle est sa place – son rôle – au sein de « la grande image » et en quoi cette place est utile à l’accomplissement d’un plus grand dessein, j’estime pour ma part que l’on est bien en train de parler de spiritualité, une démarche qui s’éprouve avant de se penser. Pour moi, c’est la recherche – en soi, au-travers de soi et au-delà de soi – du sens et du rôle de sa propre existence au sein de L’Univers. Et si la religion peut faire partie de l’équation, ne pourrait-on pas aussi se déclarer animiste, agnostique ou athée tout en étant quelqu’un de spirituel? Pour moi la réponse est devenue évidente. 😉 Toute personne, qu’elle soit religieuse ou non, s’interroge sur la façon dont elle est reliée à tout ce qui l’entoure. C’est un questionnement humain et universel que chaque enfant pose un jour à ses parents et qui nous a tous interpellés en observant la voute céleste une nuit d’été. <3

Platon, est connu pour son allégorie de la caverne qui décrit le chemin de l’Homme de l’ignorance vers la connaissance. Son disciple, Aristote, pensait que l’Homme est par nature un animal politique. J’ajouterai que nous sommes sans doute aussi, par nature, des animaux spirituels. Comme le questionnait Jean-Louis Servan-Schreiber: « sommes-nous des mystiques qui s’ignorent? » Parfois les questions se posent très tôt dans la vie, parfois beaucoup plus tard mais, d’expérience, j’émets le postulat que tout être humain est par nature dans une démarche spirituelle, même si l’intensité de celle-ci varie en fonction de la culture, de l’éducation et du vécu personnel. Avant d’être éventuellement chrétienne, bouddhiste, hindouiste ou musulmane, cette démarche ne pourrait-elle pas parfaitement être humaniste et laïque? Pourquoi une spiritualité laïque n’aurait-elle pas toute sa place dans un contexte professionnel et, si c’est possible, à quoi ressemblerait-elle?

La clef serait peut-être déjà-là, sous nos yeux, dans l’observation simple et attentive des comportements individuels et collectifs dans un contexte professionnel. Si la spiritualité s’éprouve avant de se penser, pourrait-on reconnaitre une personne « spirituelle » par le fait que, sans référence à aucun dogme religieux, elle incarne dans son contexte de travail un comportement manifestant, par exemple, des valeurs de fraternité, d’ouverture et de coopération? En éprouvant – voire en mesurant – l’incarnation de ces valeurs dans les actes liés à une tâche professionnelle, pourrait-on savoir à quoi ressemble une spiritualité laïque au travail? Et si c’est le cas, quels agissements – vis-à-vis des membres de son groupe de travail, de ses fournisseurs ou de ses clients – pourraient permettre de le mesurer?

Voilà des points qui pourraient bien nous aider à progresser dans notre définition de ce qu’est la spiritualité au travail, vous ne croyez pas? 😉

C’est ce que nous verrons dans l’article suivant: À quoi peut ressembler la spiritualité au travail?

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